Antoine de Saint-Exupйry

 

 

 

LE PETIT PRINCE

 

 

 

(1943)

 

 

 

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » - http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matiиres

 

PREMIER CHAPITRE.. 5

CHAPITRE II. 7

CHAPITRE III. 11

CHAPITRE IV.. 14

CHAPITRE V.. 17

CHAPITRE VI. 21

CHAPITRE VII. 23

CHAPITRE VIII. 26

CHAPITRE IX.. 30

CHAPITRE X.. 33

CHAPITRE XI. 37

CHAPITRE XII. 39

CHAPITRE XIII. 41

CHAPITRE XIV.. 43

CHAPITRE XV.. 46

CHAPITRE XVI. 49

CHAPITRE XVII. 50

CHAPITRE XVIII. 53

CHAPITRE XIX.. 54

CHAPITRE XX.. 56

CHAPITRE XXI. 58

CHAPITRE XXII. 63

CHAPITRE XXIII. 64

CHAPITRE XXIV.. 65

CHAPITRE XXV.. 67

CHAPITRE XXVI. 71

CHAPITRE XXVII. 78

А propos de cette йdition йlectronique. 80

 

 

А LЙON WERTH

 

Je demande pardon aux enfants d’avoir dйdiй ce livre а une grande personne. J’ai une excuse sйrieuse : cette grande personne est le meilleur ami que j’ai au monde. J’ai une autre excuse : cette grande personne peut tout comprendre, mкme les livres pour enfants. J’ai une troisiиme excuse : cette grande personne habite la France oщ elle a faim et froid. Elle a bien besoin d’кtre consolйe. Si toutes ces excuses ne suffisent pas, je veux bien dйdier ce livre а l’enfant qu’a йtй autrefois cette grande personne. Toutes les grandes personnes ont d’abord йtй des enfants. (Mais peu d’entre elles s’en souviennent.) Je corrige donc ma dйdicace :

 

А LЙON WERTH

 

QUAND IL ЙTAIT PETIT GARЗON

PREMIER CHAPITRE

Lorsque j’avais six ans j’ai vu, une fois, une magnifique image, dans un livre sur la Forкt Vierge qui s’appelait « Histoires Vйcues ». Зa reprйsentait un serpent boa qui avalait un fauve. Voilа la copie du dessin.

 

 

On disait dans le livre : « Les serpents boas avalent leur proie tout entiиre, sans la mвcher. Ensuite ils ne peuvent plus bouger et ils dorment pendant les six mois de leur digestion ».

 

J’ai alors beaucoup rйflйchi sur les aventures de la jungle et, а mon tour, j’ai rйussi, avec un crayon de couleur, а tracer mon premier dessin. Mon dessin numйro 1. Il йtait comme зa :

 

 

J’ai montrй mon chef d’њuvre aux grandes personnes et je leur ai demandй si mon dessin leur faisait peur.

 

Elles m’ont rйpondu :

 

– Pourquoi un chapeau ferait-il peur ?

 

Mon dessin ne reprйsentait pas un chapeau. Il reprйsentait un serpent boa qui digйrait un йlйphant. J’ai alors dessinй l’intйrieur du serpent boa, afin que les grandes personnes puissent comprendre. Elles ont toujours besoin d’explications. Mon dessin numйro 2 йtait comme зa :

 

 

Les grandes personnes m’ont conseillй de laisser de cфtй les dessins de serpents boas ouverts ou fermйs, et de m’intйresser plutфt а la gйographie, а l’histoire, au calcul et а la grammaire. C’est ainsi que j’ai abandonnй, а l’вge de six ans, une magnifique carriиre de peintre. J’avais йtй dйcouragй par l’insuccиs de mon dessin numйro 1 et de mon dessin numйro 2. Les grandes personnes ne comprennent jamais rien toutes seules, et c’est fatigant, pour les enfants, de toujours leur donner des explications.

 

J’ai donc dы choisir un autre mйtier et j’ai appris а piloter des avions. J’ai volй un peu partout dans le monde. Et la gйographie, c’est exact, m’a beaucoup servi. Je savais reconnaоtre, du premier coup d’њil, la Chine de l’Arizona. C’est trиs utile, si l’on est йgarй pendant la nuit.

 

J’ai ainsi eu, au cours de ma vie, des tas de contacts avec des tas de gens sйrieux. J’ai beaucoup vйcu chez les grandes personnes. Je les ai vues de trиs prиs. Зa n’a pas trop amйliorй mon opinion.

 

Quand j’en rencontrais une qui me paraissait un peu lucide, je faisais l’expйrience sur elle de mon dessin n° 1 que j’ai toujours conservй. Je voulais savoir si elle йtait vraiment comprйhensive. Mais toujours elle me rйpondait :

 

– C’est un chapeau.

 

Alors je ne lui parlais ni de serpents boas, ni de forкts vierges, ni d’йtoiles. Je me mettais а sa portйe. Je lui parlais de bridge, de golf, de politique et de cravates. Et la grande personne йtait bien contente de connaоtre un homme aussi raisonnable.

CHAPITRE II

J’ai ainsi vйcu seul, sans personne avec qui parler vйritablement, jusqu’а une panne dans le dйsert du Sahara, il y a six ans. Quelque chose s’йtait cassй dans mon moteur. Et comme je n’avais avec moi ni mйcanicien, ni passagers, je me prйparai а essayer de rйussir, tout seul, une rйparation difficile. C’йtait pour moi une question de vie ou de mort. J’avais а peine de l’eau а boire pour huit jours.

 

Le premier soir je me suis donc endormi sur le sable а mille milles de toute terre habitйe. J’йtais bien plus isolй qu’un naufragй sur un radeau au milieu de l’ocйan. Alors vous imaginez ma surprise, au lever du jour, quand une drфle de petite voix m’a rйveillй. Elle disait :

 

– S’il vous plaоt… dessine-moi un mouton !

 

– Hein !

 

– Dessine-moi un mouton…

 

J’ai sautй sur mes pieds comme si j’avais йtй frappй par la foudre. J’ai bien frottй mes yeux. J’ai bien regardй. Et j’ai vu un petit bonhomme tout а fait extraordinaire qui me considйrait gravement. Voilа le meilleur portrait que, plus tard, j’ai rйussi а faire de lui. Mais mon dessin, bien sыr, est beaucoup moins ravissant que le modиle. Ce n’est pas ma faute. J’avais йtй dйcouragй dans ma carriиre de peintre par les grandes personnes, а l’вge de six ans, et je n’avais rien appris а dessiner, sauf les boas fermйs et les boas ouverts.

 

Je regardai donc cette apparition avec des yeux tout ronds d’йtonnement. N’oubliez pas que je me trouvais а mille milles de toute rйgion habitйe. Or mon petit bonhomme ne me semblait ni йgarй, ni mort de fatigue, ni mort de faim, ni mort de soif, ni mort de peur. Il n’avait en rien l’apparence d’un enfant perdu au milieu du dйsert, а mille milles de toute rйgion habitйe. Quand je rйussis enfin а parler, je lui dis :

 

 

– Mais… qu’est-ce que tu fais lа ?

 

Et il me rйpйta alors, tout doucement, comme une chose trиs sйrieuse :

 

– S’il vous plaоt… dessine-moi un mouton…

 

Quand le mystиre est trop impressionnant, on n’ose pas dйsobйir. Aussi absurde que cela me semblвt а mille milles de tous les endroits habitйs et en danger de mort, je sortis de ma poche une feuille de papier et un stylographe. Mais je me rappelai alors que j’avais surtout йtudiй la gйographie, l’histoire, le calcul et la grammaire et je dis au petit bonhomme (avec un peu de mauvaise humeur) que je ne savais pas dessiner. Il me rйpondit :

 

– Зa ne fait rien. Dessine-moi un mouton.

 

Comme je n’avais jamais dessinй un mouton je refis, pour lui, l’un des deux seuls dessins dont j’йtais capable. Celui du boa fermй. Et je fus stupйfait d’entendre le petit bonhomme me rйpondre :

 

– Non ! Non ! Je ne veux pas d’un йlйphant dans un boa. Un boa c’est trиs dangereux, et un йlйphant c’est trиs encombrant. Chez moi c’est tout petit. J’ai besoin d’un mouton. Dessine-moi un mouton.

 

Alors j’ai dessinй.

 

Il regarda attentivement, puis :

 

– Non ! Celui-lа est dйjа trиs malade. Fais-en un autre.

 

 

Je dessinai :

 

Mon ami sourit gentiment, avec indulgence :

 

– Tu vois bien… ce n’est pas un mouton, c’est un bйlier. Il a des cornes…

 

 

Je refis donc encore mon dessin :

 

Mais il fut refusй, comme les prйcйdents :

 

– Celui-lа est trop vieux. Je veux un mouton qui vive longtemps.

 

 

Alors, faute de patience, comme j’avais hвte de commencer le dйmontage de mon moteur, je griffonnai ce dessin-ci.

 

Et je lanзai :

 

 

– Зa c’est la caisse. Le mouton que tu veux est dedans.

 

Mais je fus bien surpris de voir s’illuminer le visage de mon jeune juge :

 

– C’est tout а fait comme зa que je le voulais ! Crois-tu qu’il faille beaucoup d’herbe а ce mouton ?

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que chez moi c’est tout petit…

 

– Зa suffira sыrement. Je t’ai donnй un tout petit mouton.

 

Il pencha la tкte vers le dessin :

 

– Pas si petit que зa… Tiens ! Il s’est endormi…

 

Et c’est ainsi que je fis la connaissance du petit prince.

CHAPITRE III

Il me fallut longtemps pour comprendre d’oщ il venait. Le petit prince, qui me posait beaucoup de questions, ne semblait jamais entendre les miennes. Ce sont des mots prononcйs par hasard qui, peu а peu, m’ont tout rйvйlй. Ainsi, quand il aperзut pour la premiиre fois mon avion (je ne dessinerai pas mon avion, c’est un dessin beaucoup trop compliquй pour moi) il me demanda :

 

– Qu’est ce que c’est que cette chose-lа ?

 

– Ce n’est pas une chose. Зa vole. C’est un avion. C’est mon avion.

 

Et j’йtais fier de lui apprendre que je volais. Alors il s’йcria :

 

– Comment ! tu es tombй du ciel !

 

– Oui, fis-je modestement.

 

– Ah ! зa c’est drфle…

 

Et le petit prince eut un trиs joli йclat de rire qui m’irrita beaucoup. Je dйsire que l’on prenne mes malheurs au sйrieux. Puis il ajouta :

 

– Alors, toi aussi tu viens du ciel ! De quelle planиte es-tu ?

 

J’entrevis aussitфt une lueur, dans le mystиre de sa prйsence, et j’interrogeai brusquement :

 

– Tu viens donc d’une autre planиte ?

 

Mais il ne me rйpondit pas. Il hochait la tкte doucement tout en regardant mon avion :

 

– C’est vrai que, lа-dessus, tu ne peux pas venir de bien loin…

 

Et il s’enfonзa dans une rкverie qui dura longtemps. Puis, sortant mon mouton de sa poche, il se plongea dans la contemplation de son trйsor.

 

 

Vous imaginez combien j’avais pu кtre intriguй par cette demi-confidence sur « les autres planиtes ». Je m’efforзai donc d’en savoir plus long :

 

– D’oщ viens-tu mon petit bonhomme ? Oщ est-ce « chez toi » ? Oщ veux-tu emporter mon mouton ?

 

Il me rйpondit aprиs un silence mйditatif :

 

– Ce qui est bien, avec la caisse que tu m’as donnйe, c’est que, la nuit, зa lui servira de maison.

 

– Bien sыr. Et si tu es gentil, je te donnerai aussi une corde pour l’attacher pendant le jour. Et un piquet.

 

La proposition parut choquer le petit prince :

 

– L’attacher ? Quelle drфle d’idйe !

 

– Mais si tu ne l’attaches pas, il ira n’importe oщ, et il se perdra…

 

Et mon ami eut un nouvel йclat de rire :

 

– Mais oщ veux-tu qu’il aille !

 

– N’importe oщ. Droit devant lui…

 

Alors le petit prince remarqua gravement :

 

– Зa ne fait rien, c’est tellement petit, chez moi !

 

 

Et, avec un peu de mйlancolie, peut-кtre, il ajouta :

 

– Droit devant soi on ne peut pas aller bien loin…

CHAPITRE IV

J’avais ainsi appris une seconde chose trиs importante : C’est que sa planиte d’origine йtait а peine plus grande qu’une maison !

 

Зa ne pouvait pas m’йtonner beaucoup. Je savais bien qu’en dehors des grosses planиtes comme la Terre, Jupiter, Mars, Vйnus, auxquelles on a donnй des noms, il y en a des centaines d’autres qui sont quelquefois si petites qu’on a beaucoup de mal а les apercevoir au tйlescope. Quand un astronome dйcouvre l’une d’elles, il lui donne pour nom un numйro. Il l’appelle par exemple : « l’astйroпde 3251. »

 

J’ai de sйrieuses raisons de croire que la planиte d’oщ venait le petit prince est l’astйroпde B 612. Cet astйroпde n’a йtй aperзu qu’une fois au tйlescope, en 1909, par un astronome turc.

 

 

Il avait fait alors une grande dйmonstration de sa dйcouverte а un Congrиs International d’Astronomie. Mais personne ne l’avait cru а cause de son costume. Les grandes personnes sont comme зa.

 

 

Heureusement pour la rйputation de l’astйroпde B 612 un dictateur turc imposa а son peuple, sous peine de mort, de s’habiller а l’Europйenne. L’astronome refit sa dйmonstration en 1920, dans un habit trиs йlйgant. Et cette fois-ci tout le monde fut de son avis.

 

 

Si je vous ai racontй ces dйtails sur l’astйroпde B 612 et si je vous ai confiй son numйro, c’est а cause des grandes personnes. Les grandes personnes aiment les chiffres. Quand vous leur parlez d’un nouvel ami, elles ne vous questionnent jamais sur l’essentiel. Elles ne vous disent jamais : « Quel est le son de sa voix ? Quels sont les jeux qu’il prйfиre ? Est-ce qu’il collectionne les papillons ? » Elles vous demandent : « Quel вge a-t-il ? Combien a-t-il de frиres ? Combien pиse-t-il ? Combien gagne son pиre ? » Alors seulement elles croient le connaоtre. Si vous dites aux grandes personnes : « J’ai vu une belle maison en briques roses, avec des gйraniums aux fenкtres et des colombes sur le toit… » elles ne parviennent pas а s’imaginer cette maison. Il faut leur dire : « J’ai vu une maison de cent mille francs. » Alors elles s’йcrient : « Comme c’est joli ! »

 

Ainsi, si vous leur dites : « La preuve que le petit prince a existй c’est qu’il йtait ravissant, qu’il riait, et qu’il voulait un mouton. Quand on veut un mouton, c’est la preuve qu’on existe » elles hausseront les йpaules et vous traiteront d’enfant ! Mais si vous leur dites : « La planиte d’oщ il venait est l’astйroпde B 612 » alors elles seront convaincues, et elles vous laisseront tranquille avec leurs questions. Elles sont comme зa. Il ne faut pas leur en vouloir. Les enfants doivent кtre trиs indulgents envers les grandes personnes.

 

Mais, bien sыr, nous qui comprenons la vie, nous nous moquons bien des numйros ! J’aurais aimй commencer cette histoire а la faзon des contes de fйes. J’aurais aimй dire :

 

« Il йtait une fois un petit prince qui habitait une planиte а peine plus grande que lui, et qui avait besoin d’un ami… » Pour ceux qui comprennent la vie, зa aurait eu l’air beaucoup plus vrai.

 

Car je n’aime pas qu’on lise mon livre а la lйgиre. J’йprouve tant de chagrin а raconter ces souvenirs. Il y a six ans dйjа que mon ami s’en est allй avec son mouton. Si j’essaie ici de le dйcrire, c’est afin de ne pas l’oublier. C’est triste d’oublier un ami. Tout le monde n’a pas eu un ami. Et je puis devenir comme les grandes personnes qui ne s’intйressent plus qu’aux chiffres. C’est donc pour зa encore que j’ai achetй une boоte de couleurs et des crayons. C’est dur de se remettre au dessin, а mon вge, quand on n’a jamais fait d’autres tentatives que celle d’un boa fermй et celle d’un boa ouvert, а l’вge de six ans ! J’essaierai, bien sыr, de faire des portraits le plus ressemblants possible. Mais je ne suis pas tout а fait certain de rйussir. Un dessin va, et l’autre ne ressemble plus. Je me trompe un peu aussi sur la taille. Ici le petit prince est trop grand. Lа il est trop petit. J’hйsite aussi sur la couleur de son costume. Alors je tвtonne comme ci et comme зa, tant bien que mal. Je me tromperai enfin sur certains dйtails plus importants. Mais зa, il faudra me le pardonner. Mon ami ne donnait jamais d’explications. Il me croyait peut-кtre semblable а lui. Mais moi, malheureusement, je ne sais pas voir les moutons а travers les caisses. Je suis peut-кtre un peu comme les grandes personnes. J’ai dы vieillir.

CHAPITRE V

Chaque jour j’apprenais quelque chose sur la planиte, sur le dйpart, sur le voyage. Зa venait tout doucement, au hasard des rйflexions. C’est ainsi que, le troisiиme jour, je connus le drame des baobabs.

 

Cette fois-ci encore ce fut grвce au mouton, car brusquement le petit prince m’interrogea, comme pris d’un doute grave :

 

– C’est bien vrai, n’est-ce pas, que les moutons mangent les arbustes ?

 

– Oui. C’est vrai.

 

– Ah ! Je suis content.

 

Je ne compris pas pourquoi il йtait si important que les moutons mangeassent les arbustes. Mais le petit prince ajouta :

 

– Par consйquent ils mangent aussi les baobabs ?

 

Je fis remarquer au petit prince que les baobabs ne sont pas des arbustes, mais des arbres grands comme des йglises et que, si mкme il emportait avec lui tout un troupeau d’йlйphants, ce troupeau ne viendrait pas а bout d’un seul baobab.

 

L’idйe du troupeau d’йlйphants fit rire le petit prince :

 

– Il faudrait les mettre les uns sur les autres…

 

 

Mais il remarqua avec sagesse :

 

– Les baobabs, avant de grandir, зa commence par кtre petit.

 

– C’est exact ! Mais pourquoi veux-tu que tes moutons mangent les petits baobabs ?

 

Il me rйpondit : « Ben ! Voyons ! » comme s’il s’agissait lа d’une йvidence. Et il me fallut un grand effort d’intelligence pour comprendre а moi seul ce problиme.

 

Et en effet, sur la planиte du petit prince, il y avait comme sur toutes les planиtes, de bonnes herbes et de mauvaises herbes. Par consйquent de bonnes graines de bonnes herbes et de mauvaises graines de mauvaises herbes. Mais les graines sont invisibles. Elles dorment dans le secret de la terre jusqu’а ce qu’il prenne fantaisie а l’une d’elles de se rйveiller. Alors elle s’йtire, et pousse d’abord timidement vers le soleil une ravissante petite brindille inoffensive. S’il s’agit d’une brindille de radis ou de rosier, on peut la laisser pousser comme elle veut. Mais s’il s’agit d’une mauvaise plante, il faut arracher la plante aussitфt, dиs qu’on a su la reconnaоtre. Or il y avait des graines terribles sur la planиte du petit prince… c’йtaient les graines de baobabs. Le sol de la planиte en йtait infestй. Or un baobab, si l’on s’y prend trop tard, on ne peut jamais plus s’en dйbarrasser. Il encombre toute la planиte. Il la perfore de ses racines. Et si la planиte est trop petite, et si les baobabs sont trop nombreux, ils la font йclater.

 

 

– C’est une question de discipline, me disait plus tard le petit prince. Quand on a terminй sa toilette du matin, il faut faire soigneusement la toilette de la planиte. Il faut s’astreindre rйguliиrement а arracher les baobabs dиs qu’on les distingue d’avec les rosiers auxquels ils ressemblent beaucoup quand ils sont trиs jeunes. C’est un travail trиs ennuyeux, mais trиs facile.

 

Et un jour il me conseilla de m’appliquer а rйussir un beau dessin, pour bien faire entrer зa dans la tкte des enfants de chez moi.

 

– S’ils voyagent un jour, me disait-il, зa pourra leur servir. Il est quelquefois sans inconvйnient de remettre а plus tard son travail. Mais, s’il s’agit des baobabs, c’est toujours une catastrophe. J’ai connu une planиte, habitйe par un paresseux. Il avait nйgligй trois arbustes…

 

Et, sur les indications du petit prince, j’ai dessinй cette planиte-lа. Je n’aime guиre prendre le ton d’un moraliste. Mais le danger des baobabs est si peu connu, et les risques courus par celui qui s’йgarerait dans un astйroпde sont si considйrables, que, pour une fois, je fais exception а ma rйserve. Je dis : « Enfants ! Faites attention aux baobabs ! » C’est pour avertir mes amis d’un danger qu’ils frфlaient depuis longtemps, comme moi-mкme, sans le connaоtre, que j’ai tant travaillй ce dessin-lа. La leзon que je donnais en valait la peine. Vous vous demanderez peut-кtre : Pourquoi n’y a-t-il pas, dans ce livre, d’autres dessins aussi grandioses que le dessin des baobabs ? La rйponse est bien simple : J’ai essayй mais je n’ai pas pu rйussir. Quand j’ai dessinй les baobabs j’ai йtй animй par le sentiment de l’urgence.

 

CHAPITRE VI

Ah ! petit prince, j’ai compris, peu а peu, ainsi, ta petite vie mйlancolique. Tu n’avais eu longtemps pour distraction que la douceur des couchers de soleil. J’ai appris ce dйtail nouveau, le quatriиme jour au matin, quand tu m’as dit :

 

– J’aime bien les couchers de soleil. Allons voir un coucher de soleil…

 

– Mais il faut attendre…

 

– Attendre quoi ?

 

– Attendre que le soleil se couche.

 

Tu as eu l’air trиs surpris d’abord, et puis tu as ri de toi-mкme. Et tu m’as dit :

 

– Je me crois toujours chez moi !

 

En effet. Quand il est midi aux Йtats-Unis, le soleil, tout le monde le sait, se couche sur la France. Il suffirait de pouvoir aller en France en une minute pour assister au coucher de soleil. Malheureusement la France est bien trop йloignйe. Mais, sur ta si petite planиte, il te suffisait de tirer ta chaise de quelques pas. Et tu regardais le crйpuscule chaque fois que tu le dйsirais…

 

– Un jour, j’ai vu le soleil se coucher quarante-trois fois !

 

Et un peu plus tard tu ajoutais :

 

– Tu sais… quand on est tellement triste on aime les couchers de soleil…

 

– Le jour des quarante-trois fois tu йtais donc tellement triste ?

 

Mais le petit prince ne rйpondit pas.

 

CHAPITRE VII

Le cinquiиme jour, toujours grвce au mouton, ce secret de la vie du petit prince me fut rйvйlй. Il me demanda avec brusquerie, sans prйambule, comme le fruit d’un problиme longtemps mйditй en silence :

 

– Un mouton, s’il mange les arbustes, il mange aussi les fleurs ?

 

– Un mouton mange tout ce qu’il rencontre.

 

– Mкme les fleurs qui ont des йpines ?

 

– Oui. Mкme les fleurs qui ont des йpines.

 

– Alors les йpines, а quoi servent-elles ?

 

Je ne le savais pas. J’йtais alors trиs occupй а essayer de dйvisser un boulon trop serrй de mon moteur. J’йtais trиs soucieux car ma panne commenзait de m’apparaоtre comme trиs grave, et l’eau а boire qui s’йpuisait me faisait craindre le pire.

 

– Les йpines, а quoi servent-elles ?

 

Le petit prince ne renonзait jamais а une question, une fois qu’il l’avait posйe. J’йtais irritй par mon boulon et je rйpondis n’importe quoi :

 

– Les йpines, зa ne sert а rien, c’est de la pure mйchancetй de la part des fleurs !

 

– Oh !

 

Mais aprиs un silence il me lanзa, avec une sorte de rancune :

 

– Je ne te crois pas ! Les fleurs sont faibles. Elles sont naпves. Elles se rassurent comme elles peuvent. Elles se croient terribles avec leurs йpines…

 

Je ne rйpondis rien. А cet instant-lа je me disais : « Si ce boulon rйsiste encore, je le ferai sauter d’un coup de marteau. » Le petit prince dйrangea de nouveau mes rйflexions :

 

– Et tu crois, toi, que les fleurs…

 

– Mais non ! Mais non ! Je ne crois rien ! J’ai rйpondu n’importe quoi. Je m’occupe, moi, de choses sйrieuses !

 

Il me regarda stupйfiait.

 

– De choses sйrieuses !

 

Il me voyait, mon marteau а la main, et les doigts noirs de cambouis, penchй sur un objet qui lui semblait trиs laid.

 

– Tu parles comme les grandes personnes !

 

Зa me fit un peu honte. Mais, impitoyable, il ajouta :

 

– Tu confonds tout… tu mйlanges tout !

 

Il йtait vraiment trиs irritй. Il secouait au vent des cheveux tout dorйs :

 

– Je connais une planиte oщ il y a un Monsieur cramoisi. Il n’a jamais respirй une fleur. Il n’a jamais regardй une йtoile. Il n’a jamais aimй personne. Il n’a jamais rien fait d’autre que des additions. Et toute la journйe il rйpиte comme toi : « Je suis un homme sйrieux ! Je suis un homme sйrieux ! » et зa le fait gonfler d’orgueil. Mais ce n’est pas un homme, c’est un champignon !

 

– Un quoi ?

 

– Un champignon !

 

Le petit prince йtait maintenant tout pвle de colиre.

 

– Il y a des millions d’annйes que les fleurs fabriquent des йpines. Il y a des millions d’annйes que les moutons mangent quand mкme les fleurs. Et ce n’est pas sйrieux de chercher а comprendre pourquoi elles se donnent tant de mal pour se fabriquer des йpines qui ne servent jamais а rien ? Ce n’est pas important la guerre des moutons et des fleurs ? Ce n’est pas plus sйrieux et plus important que les additions d’un gros Monsieur rouge ? Et si je connais, moi, une fleur unique au monde, qui n’existe nulle part, sauf dans ma planиte, et qu’un petit mouton peut anйantir d’un seul coup, comme зa, un matin, sans se rendre compte de ce qu’il fait, ce n’est pas important зa !

 

Il rougit, puis reprit :

 

– Si quelqu’un aime une fleur qui n’existe qu’а un exemplaire dans les millions et les millions d’йtoiles, зa suffit pour qu’il soit heureux quand il les regarde. Il se dit : « Ma fleur est lа quelque part… » Mais si le mouton mange la fleur, c’est pour lui comme si, brusquement, toutes les йtoiles s’йteignaient ! Et ce n’est pas important зa !

 

 

Il ne put rien dire de plus. Il йclata brusquement en sanglots. La nuit йtait tombйe. J’avais lвchй mes outils. Je me moquais bien de mon marteau, de mon boulon, de la soif et de la mort. Il y avait, sur une йtoile, une planиte, la mienne, la Terre, un petit prince а consoler ! Je le pris dans les bras. Je le berзai. Je lui disais :

 

– La fleur que tu aimes n’est pas en danger… Je lui dessinerai une museliиre, а ton mouton… Je te dessinerai une armure pour ta fleur… Je…

 

Je ne savais pas trop quoi dire. Je me sentais trиs maladroit. Je ne savais comment l’atteindre, oщ le rejoindre… C’est tellement mystйrieux, le pays des larmes.

CHAPITRE VIII

J’appris bien vite а mieux connaоtre cette fleur. Il y avait toujours eu, sur la planиte du petit prince, des fleurs trиs simples, ornйes d’un seul rang de pйtales, et qui ne tenaient point de place, et qui ne dйrangeaient personne. Elles apparaissaient un matin dans l’herbe, et puis elles s’йteignaient le soir. Mais celle-lа avait germй un jour, d’une graine apportйe d’on ne sait oщ, et le petit prince avait surveillй de trиs prиs cette brindille qui ne ressem­blait pas aux autres brindilles. Зa pouvait кtre un nouveau genre de baobab. Mais l’arbuste cessa vite de croоtre, et commenзa de prйparer une fleur. Le petit prince, qui assistait а l’installation d’un bouton йnorme, sentait bien qu’il en sortirait une apparition miraculeuse, mais la fleur n’en finissait pas de se prйparer а кtre belle, а l’abri de sa chambre verte. Elle choisissait avec soin ses couleurs. Elle s’habillait lentement, elle ajustait un а un ses pйtales. Elle ne voulait pas sortir toute fripйe comme les coqueli­cots. Elle ne voulait apparaоtre que dans le plein rayonnement de sa beautй. Eh ! oui. Elle йtait trиs coquette ! Sa toilette mystйrieu­se avait donc durй des jours et des jours. Et puis voici qu’un matin, justement а l’heure du lever du soleil, elle s’йtait montrйe.

 

Et elle, qui avait travaillй avec tant de prйcision, dit en bвillant :

 

– Ah ! Je me rйveille а peine… Je vous demande pardon… Je suis encore toute dйcoiffйe…

 

Le petit prince, alors, ne put contenir son admiration :

 

– Que vous кtes belle !

 

– N’est-ce pas, rйpondit doucement la fleur. Et je suis nйe en mкme temps que le soleil…

 

 

Le petit prince devina bien qu’elle n’йtait pas trop modeste, mais elle йtait si йmouvante !

 

– C’est l’heure, je crois, du petit dйjeuner, avait-elle bientфt ajoutй, auriez-vous la bontй de penser а moi…

 

Et le petit prince, tout confus, ayant йtй chercher un arrosoir d’eau fraоche, avait servi la fleur.

 

 

Ainsi l’avait-elle bien vite tourmentй par sa vanitй un peu ombrageuse. Un jour, par exemple, parlant de ses quatre йpines, elle avait dit au petit prince :

 

– Ils peuvent venir, les tigres, avec leurs griffes !

 

 

– Il n’y a pas de tigres sur ma planиte, avait objectй le petit prince, et puis les tigres ne mangent pas l’herbe.

 

– Je ne suis pas une herbe, avait doucement rйpondu la fleur.

 

– Pardonnez-moi…

 

– Je ne crains rien des tigres, mais j’ai horreur des courants d’air. Vous n’auriez pas un paravent ?

 

 

« Horreur des courants d’air… ce n’est pas de chance, pour une plante, avait remarquй le petit prince. Cette fleur est bien compliquйe… »

 

– Le soir vous me mettrez sous globe. Il fait trиs froid chez vous. C’est mal installй. Lа d’oщ je viens…

 

Mais elle s’йtait interrompue. Elle йtait venue sous forme de graine. Elle n’avait rien pu connaоtre des autres mondes. Humiliйe de s’кtre laissй surprendre а prйparer un mensonge aussi naпf, elle avait toussй deux ou trois fois, pour mettre le petit prince dans son tort :

 

– Ce paravent ?…

 

– J’allais le chercher mais vous me parliez !

 

Alors elle avait forcй sa toux pour lui infliger quand mкme des remords.

 

Ainsi le petit prince, malgrй la bonne volontй de son amour, avait vite doutй d’elle. Il avait pris au sйrieux des mots sans importance, et йtait devenu trиs malheureux.

 

– J’aurais dы ne pas l’йcouter, me confia-t-il un jour, il ne faut jamais йcouter les fleurs. Il faut les regarder et les respirer. La mienne embaumait ma planиte, mais je ne savais pas m’en rйjouir. Cette histoire de griffes, qui m’avait tellement agacй, eыt dы m’attendrir…

 

Il me confia encore :

 

– Je n’ai alors rien su comprendre ! J’aurais dы la juger sur les actes et non sur les mots. Elle m’embaumait et m’йclairait. Je n’aurais jamais dы m’enfuir ! J’aurais dы deviner sa tendresse derriиre ses pauvres ruses. Les fleurs sont si contradictoires ! Mais j’йtais trop jeune pour savoir l’aimer.

 

CHAPITRE IX

Je crois qu’il profita, pour son йvasion, d’une migration d’oiseaux sauvages. Au matin du dйpart il mit sa planиte bien en ordre. Il ramona soigneusement ses volcans en activitй. Il possйdait deux volcans en activitй. Et c’йtait bien commode pour faire chauffer le petit dйjeuner du matin. Il possйdait aussi un volcan йteint. Mais, comme il disait, « On ne sait jamais ! » Il ramona donc йgalement le volcan йteint. S’ils sont bien ramonйs, les volcans brыlent doucement et rйguliиrement, sans йruptions. Les йruptions volcaniques sont comme des feux de cheminйe. Йvidemment sur notre terre nous sommes beaucoup trop petits pour ramoner nos volcans. C’est pourquoi ils nous causent des tas d’ennuis.

 

 

Le petit prince arracha aussi, avec un peu de mйlancolie, les derniиres pousses de baobabs. Il croyait ne jamais devoir revenir. Mais tous ces travaux familiers lui parurent, ce matin-lа, extrкmement doux. Et, quand il arrosa une derniиre fois la fleur, et se prйpara а la mettre а l’abri sous son globe, il se dйcouvrit l’envie de pleurer.

 

– Adieu, dit-il а la fleur.

 

Mais elle ne lui rйpondit pas.

 

– Adieu, rйpйta-t-il.

 

La fleur toussa. Mais ce n’йtait pas а cause de son rhume.

 

– J’ai йtй sotte, lui dit-elle enfin. Je te demande pardon. Tвche d’кtre heureux.

 

Il fut surpris par l’absence de reproches. Il restait lа tout dйconcertй, le globe en l’air. Il ne comprenait pas cette douceur calme.

 

– Mais oui, je t’aime, lui dit la fleur. Tu n’en as rien su, par ma faute. Cela n’a aucune importance. Mais tu as йtй aussi sot que moi. Tвche d’кtre heureux… Laisse ce globe tranquille. Je n’en veux plus.

 

– Mais le vent…

 

– Je ne suis pas si enrhumйe que зa… L’air frais de la nuit me fera du bien. Je suis une fleur.

 

– Mais les bкtes…

 

– Il faut bien que je supporte deux ou trois chenilles si je veux connaоtre les papillons. Il paraоt que c’est tellement beau. Sinon qui me rendra visite ? Tu seras loin, toi. Quant aux grosses bкtes, je ne crains rien. J’ai mes griffes.

 

Et elle montrait naпvement ses quatre йpines. Puis elle ajouta :

 

– Ne traоne pas comme зa, c’est agaзant. Tu as dйcidй de partir. Va-t’en.

 

Car elle ne voulait pas qu’il la vоt pleurer. C’йtait une fleur tellement orgueilleuse…

 

CHAPITRE X

Il se trouvait dans la rйgion des astйroпdes 325, 326, 327, 328, 329 et 330. Il commenзa donc par les visiter pour y chercher une occupation et pour s’instruire.

 

La premiиre йtait habitйe par un roi. Le roi siйgeait, habillй de pourpre et d’hermine, sur un trфne trиs simple et cependant majestueux.

 

– Ah ! Voilа un sujet, s’йcria le roi quand il aperзut le petit prince.

 

Et le petit prince se demanda :

 

– Comment peut-il me reconnaоtre puisqu’il ne m’a encore jamais vu !

 

Il ne savait pas que, pour les rois, le monde est trиs simplifiй. Tous les hommes sont des sujets.

 

– Approche-toi que je te voie mieux, lui dit le roi qui йtait tout fier d’кtre roi pour quelqu’un.

 

Le petit prince chercha des yeux oщ s’asseoir, mais la planиte йtait toute encombrйe par le magnifique manteau d’hermine. Il resta donc debout, et, comme il йtait fatiguй, il bвilla.

 

– Il est contraire а l’йtiquette de bвiller en prйsence d’un roi, lui dit le monarque. Je te l’interdis.

 

– Je ne peux pas m’en empкcher, rйpondit le petit prince tout confus. J’ai fait un long voyage et je n’ai pas dormi…

 

– Alors, lui dit le roi, je t’ordonne de bвiller. Je n’ai vu personne bвiller depuis des annйes. Les bвillements sont pour moi des curiositйs. Allons ! bвille encore. C’est un ordre.

 

– Зa m’intimide… je ne peux plus… fit le petit prince tout rougissant.

 

– Hum ! Hum ! rйpondit le roi. Alors je… je t’ordonne tantфt de bвiller et tantфt de…

 

Il bredouillait un peu et paraissait vexй.

 

Car le roi tenait essentiellement а ce que son autoritй fыt respectйe. Il ne tolйrait pas la dйsobйissance. C’йtait un monarque absolu. Mais, comme il йtait trиs bon, il donnait des ordres raisonnables.

 

 

« Si j’ordonnais, disait-il couramment, si j’ordonnais а un gйnйral de se changer en oiseau de mer, et si le gйnйral n’obйissait pas, ce ne serait pas la faute du gйnйral. Ce serait ma faute. »

 

– Puis-je m’asseoir ? s’enquit timidement le petit prince.

 

– Je t’ordonne de t’asseoir, lui rйpondit le roi, qui ramena majestueusement un pan de son manteau d’hermine.

 

Mais le petit prince s’йtonnait. La planиte йtait minuscule. Sur quoi le roi pouvait-il bien rйgner ?

 

– Sire, lui dit-il… je vous demande pardon de vous interroger…

 

– Je t’ordonne de m’interroger, se hвta de dire le roi.

 

– Sire… sur quoi rйgnez-vous ?

 

– Sur tout, rйpondit le roi, avec une grande simplicitй.

 

– Sur tout ?

 

Le roi d’un geste discret dйsigna sa planиte, les autres planиtes et les йtoiles.

 

– Sur tout зa ? dit le petit prince.

 

– Sur tout зa… rйpondit le roi.

 

Car non seulement c’йtait un monarque absolu mais c’йtait un monarque universel.

 

– Et les йtoiles vous obйissent ?

 

– Bien sыr, lui dit le roi. Elles obйissent aussitфt. Je ne tolиre pas l’indiscipline.

 

Un tel pouvoir йmerveilla le petit prince. S’il l’avait dйtenu lui-mкme, il aurait pu assister, non pas а quarante-quatre, mais а soixante-douze, ou mкme а cent, ou mкme а deux cents couchers de soleil dans la mкme journйe, sans avoir jamais а tirer sa chaise ! Et comme il se sentait un peu triste а cause du souvenir de sa petite planиte abandonnйe, il s’enhardit а solliciter une grвce du roi :

 

– Je voudrais voir un coucher de soleil… Faites-moi plaisir… Ordonnez au soleil de se coucher…

 

– Si j’ordonnais а un gйnйral de voler d’une fleur а l’autre а la faзon d’un papillon, ou d’йcrire une tragйdie, ou de se changer en oiseau de mer, et si le gйnйral n’exйcutait pas l’ordre reзu, qui, de lui ou de moi, serait dans son tort ?

 

– Ce serait vous, dit fermement le petit prince.

 

– Exact. Il faut exiger de chacun ce que chacun peut donner, reprit le roi. L’autoritй repose d’abord sur la raison. Si tu ordonnes а ton peuple d’aller se jeter а la mer, il fera la rйvolution. J’ai le droit d’exiger l’obйissance parce que mes ordres sont raisonnables.

 

– Alors mon coucher de soleil ? rappela le petit prince qui jamais n’oubliait une question une fois qu’il l’avait posйe.

 

– Ton coucher de soleil, tu l’auras. Je l’exigerai. Mais j’attendrai, dans ma science du gouvernement, que les conditions soient favorables.

 

– Quand зa sera-t-il ? s’informa le petit prince.

 

– Hem ! Hem ! lui rйpondit le roi, qui consulta d’abord un gros calendrier, hem ! hem ! ce sera, vers… vers… ce sera ce soir vers sept heures quarante ! Et tu verras comme je suis bien obйi.

 

Le petit prince bвilla. Il regrettait son coucher de soleil manquй. Et puis il s’ennuyait dйjа un peu :

 

– Je n’ai plus rien а faire ici, dit-il au roi. Je vais repartir !

 

– Ne pars pas, rйpondit le roi qui йtait si fier d’avoir un sujet. Ne pars pas, je te fais ministre !

 

– Ministre de quoi ?

 

– De… de la justice !

 

– Mais il n’y a personne а juger !

 

– On ne sait pas, lui dit le roi. Je n’ai pas fait encore le tour de mon royaume. Je suis trиs vieux, je n’ai pas de place pour un carrosse, et зa me fatigue de marcher.

 

– Oh ! Mais j’ai dйjа vu, dit le petit prince qui se pencha pour jeter encore un coup d’њil sur l’autre cфtй de la planиte. Il n’y a personne lа-bas non plus…

 

– Tu te jugeras donc toi-mкme, lui rйpondit le roi. C’est le plus difficile. Il est bien plus difficile de se juger soi-mкme que de juger autrui. Si tu rйussis а bien te juger, c’est que tu es un vйritable sage.

 

– Moi, dit le petit prince, je puis me juger moi-mкme n’importe oщ. Je n’ai pas besoin d’habiter ici.

 

– Hem ! Hem ! dit le roi, je crois bien que sur ma planиte il y a quelque part un vieux rat. Je l’entends la nuit. Tu pourras juger ce vieux rat. Tu le condamneras а mort de temps en temps. Ainsi sa vie dйpendra de ta justice. Mais tu le gracieras chaque fois pour l’йconomiser. Il n’y en a qu’un.

 

– Moi, rйpondit le petit prince, je n’aime pas condamner а mort, et je crois bien que je m’en vais.

 

– Non, dit le roi.

 

Mais le petit prince, ayant achevй ses prйparatifs, ne voulut point peiner le vieux monarque :

 

– Si Votre Majestй dйsirait кtre obйie ponctuellement, elle pourrait me donner un ordre raisonnable. Elle pourrait m’ordon­ner, par exemple, de partir avant une minute. Il me semble que les conditions sont favorables…

 

Le roi n’ayant rien rйpondu, le petit prince hйsita d’abord, puis, avec un soupir, prit le dйpart.

 

– Je te fais mon ambassadeur, se hвta alors de crier le roi.

 

Il avait un grand air d’autoritй.

 

Les grandes personnes sont bien йtranges, se dit le petit prince, en lui-mкme, durant son voyage.

CHAPITRE XI

La seconde planиte йtait habitйe par un vaniteux :

 

– Ah ! Ah ! Voilа la visite d’un admirateur ! s’йcria de loin le vaniteux dиs qu’il aperзut le petit prince.

 

 

Car, pour les vaniteux, les autres hommes sont des admirateurs.

 

– Bonjour, dit le petit prince. Vous avez un drфle de chapeau.

 

– C’est pour saluer, lui rйpondit le vaniteux. C’est pour saluer quand on m’acclame. Malheureusement il ne passe jamais personne par ici.

 

– Ah oui ? dit le petit prince qui ne comprit pas.

 

– Frappe tes mains l’une contre l’autre, conseilla donc le vaniteux.

 

Le petit prince frappa ses mains l’une contre l’autre. Le vaniteux salua modestement en soulevant son chapeau.

 

« Зa c’est plus amusant que la visite au roi », se dit en lui-mкme le petit prince. Et il recommenзa de frapper ses mains l’une contre l’autre. Le vaniteux recommenзa de saluer en soulevant son chapeau.

 

Aprиs cinq minutes d’exercice le petit prince se fatigua de la monotonie du jeu :

 

– Et, pour que le chapeau tombe, demanda-t-il, que faut-il faire ?

 

Mais le vaniteux ne l’entendit pas. Les vaniteux n’entendent jamais que les louanges.

 

– Est-ce que tu m’admires vraiment beaucoup ? demanda-t-il au petit prince.

 

– Qu’est-ce que signifie admirer ?

 

– Admirer signifie reconnaоtre que je suis l’homme le plus beau, le mieux habillй, le plus riche et le plus intelligent de la planиte.

 

– Mais tu es seul sur ta planиte !

 

– Fais-moi ce plaisir. Admire-moi quand mкme !

 

– Je t’admire, dit le petit prince, en haussant un peu les йpaules, mais en quoi cela peut-il bien t’intйresser ?

 

Et le petit prince s’en fut.

 

Les grandes personnes sont dйcidйment bien bizarres, se dit-il simplement en lui-mкme durant son voyage.

CHAPITRE XII

La planиte suivante йtait habitйe par un buveur. Cette visite fut trиs courte, mais elle plongea le petit prince dans une grande mйlancolie :

 

 

– Que fais-tu lа ? dit-il au buveur, qu’il trouva installй en silence devant une collection de bouteilles vides et une collection de bouteilles pleines.

 

– Je bois, rйpondit le buveur, d’un air lugubre.

 

– Pourquoi bois-tu ? lui demanda le petit prince.

 

– Pour oublier, rйpondit le buveur.

 

– Pour oublier quoi ? s’enquit le petit prince qui dйjа le plaignait.

 

– Pour oublier que j’ai honte, avoua le buveur en baissant la tкte.

 

– Honte de quoi ? s’informa le petit prince qui dйsirait le secourir.

 

– Honte de boire ! acheva le buveur qui s’enferma dйfinitivement dans le silence.

 

Et le petit prince s’en fut, perplexe.

 

Les grandes personnes sont dйcidйment trиs trиs bizarres, se disait-il en lui-mкme durant le voyage.

CHAPITRE XIII

La quatriиme planиte йtait celle du businessman. Cet homme йtait si occupй qu’il ne leva mкme pas la tкte а l’arrivйe du petit prince.

 

 

– Bonjour, lui dit celui-ci. Votre cigarette est йteinte.

 

– Trois et deux font cinq. Cinq et sept douze. Douze et trois quinze. Bonjour. Quinze et sept vingt-deux. Vingt-deux et six vingt-huit. Pas le temps de la rallumer. Vingt-six et cinq trente et un. Ouf ! Зa fait donc cinq cent un millions six cent vingt-deux mille sept cent trente et un.

 

– Cinq cents millions de quoi ?

 

– Hein ? Tu es toujours lа ? Cinq cent un millions de… je ne sais plus… J’ai tellement de travail ! Je suis sйrieux, moi, je ne m’amuse pas а des balivernes ! Deux et cinq sept…

 

– Cinq cent un millions de quoi, rйpйta le petit prince qui jamais de sa vie, n’avait renoncй а une question, une fois qu’il l’avait posйe.

 

Le businessman leva la tкte :

 

– Depuis cinquante-quatre ans que j’habite cette planиte-ci, je n’ai йtй dйrangй que trois fois. La premiиre fois з’a йtй, il y a vingt-deux ans, par un hanneton qui йtait tombй Dieu sait d’oщ. Il rйpandait un bruit йpouvantable, et j’ai fait quatre erreurs dans une addition. La seconde fois з’a йtй, il y a onze ans, par une crise de rhumatisme. Je manque d’exercice. Je n’ai pas le temps de flвner. Je suis sйrieux, moi. La troisiиme fois… la voici ! Je disais donc cinq cent un millions…

 

– Millions de quoi ?

 

Le businessman comprit qu’il n’йtait point d’espoir de paix :

 

– Millions de ces petites choses que l’on voit quelquefois dans le ciel.

 

– Des mouches ?

 

– Mais non, des petites choses qui brillent.

 

– Des abeilles ?

 

– Mais non. Des petites choses dorйes qui font rкvasser les fainйants. Mais je suis sйrieux, moi ! Je n’ai pas le temps de rкvasser.

 

– Ah ! des йtoiles ?

 

– C’est bien зa. Des йtoiles.

 

– Et que fais-tu de cinq cents millions d’йtoiles ?

 

– Cinq cent un millions six cent vingt-deux mille sept cent trente et un. Je suis sйrieux, moi, je suis prйcis.

 

– Et que fais-tu de ces йtoiles ?

 

– Ce que j’en fais ?

 

– Oui.

 

– Rien. Je les possиde.

 

– Tu possиdes les йtoiles ?

 

– Oui.

 

– Mais j’ai dйjа vu un roi qui…

 

– Les rois ne possиdent pas. Ils « rиgnent » sur. C’est trиs diffйrent.

 

– Et а quoi cela te sert-il de possйder les йtoiles ?

 

– Зa me sert а кtre riche.

 

– Et а quoi cela te sert-il d’кtre riche ?

 

– А acheter d’autres йtoiles, si quelqu’un en trouve.

 

Celui-lа, se dit en lui-mкme le petit prince, il raisonne un peu comme mon ivrogne.

 

Cependant il posa encore des questions :

 

– Comment peut-on possйder les йtoiles ?

 

– А qui sont-elles ? riposta, grincheux, le businessman.

 

– Je ne sais pas. А personne.

 

– Alors elles sont а moi, car j’y ai pensй le premier.

 

– Зa suffit ?

 

– Bien sыr. Quand tu trouves un diamant qui n’est а personne, il est а toi. Quand tu trouves une оle qui n’est а personne, elle est а toi. Quand tu as une idйe le premier, tu la fais breveter : elle est а toi. Et moi je possиde les йtoiles, puisque jamais personne avant moi n’a songй а les possйder.

 

– Зa c’est vrai, dit le petit prince. Et qu’en fais-tu ?

 

– Je les gиre. Je les compte et je les recompte, dit le businessman. C’est difficile. Mais je suis un homme sйrieux !

 

Le petit prince n’йtait pas satisfait encore.

 

– Moi, si je possиde un foulard, je puis le mettre autour de mon cou et l’emporter. Moi, si je possиde une fleur, je puis cueillir ma fleur et l’emporter. Mais tu ne peux pas cueillir les йtoiles !

 

– Non, mais je puis les placer en banque.

 

– Qu’est-ce que зa veut dire ?

 

– Зa veut dire que j’йcris sur un petit papier le nombre de mes йtoiles. Et puis j’enferme а clef ce papier-lа dans un tiroir.

 

– Et c’est tout ?

 

– Зa suffit !

 

C’est amusant, pensa le petit prince. C’est assez poйtique. Mais ce n’est pas trиs sйrieux.

 

Le petit prince avait sur les choses sйrieuses des idйes trиs diffйrentes des idйes des grandes personnes.

 

– Moi, dit-il encore, je possиde une fleur que j’arrose tous les jours. Je possиde trois volcans que je ramone toutes les semaines. Car je ramone aussi celui qui est йteint. On ne sait jamais. C’est utile а mes volcans, et c’est utile а ma fleur, que je les possиde. Mais tu n’es pas utile aux йtoiles…

 

Le businessman ouvrit la bouche mais ne trouva rien а rйpondre, et le petit prince s’en fut.

 

Les grandes personnes sont dйcidйment tout а fait extraordinaires, se disait-il simplement en lui-mкme durant le voyage.

CHAPITRE XIV

La cinquiиme planиte йtait trиs curieuse. C’йtait la plus petite de toutes. Il y avait lа juste assez de place pour loger un rйverbиre et un allumeur de rйverbиres. Le petit prince ne parvenait pas а s’expliquer а quoi pouvaient servir, quelque part dans le ciel, sur une planиte sans maison, ni population, un rйverbиre et un allumeur de rйverbиres. Cependant il se dit en lui-mкme :

 

 

– Peut-кtre bien que cet homme est absurde. Cependant il est moins absurde que le roi, que le vaniteux, que le businessman et que le buveur. Au moins son travail a-t-il un sens. Quand il allume son rйverbиre, c’est comme s’il faisait naоtre une йtoile de plus, ou une fleur. Quand il йteint son rйverbиre зa endort la fleur ou l’йtoile. C’est une occupation trиs jolie. C’est vйritablement utile puisque c’est joli.

 

Lorsqu’il aborda la planиte il salua respectueusement l’allumeur :

 

– Bonjour. Pourquoi viens-tu d’йteindre ton rйverbиre ?

 

– C’est la consigne, rйpondit l’allumeur. Bonjour.

 

– Qu’est-ce que la consigne ?

 

– C’est d’йteindre mon rйverbиre. Bonsoir.

 

Et il le ralluma.

 

– Mais pourquoi viens-tu de le rallumer ?

 

– C’est la consigne, rйpondit l’allumeur.

 

– Je ne comprends pas, dit le petit prince.

 

– Il n’y a rien а comprendre, dit l’allumeur. La consigne c’est la consigne. Bonjour.

 

Et il йteignit son rйverbиre.

 

Puis il s’йpongea le front avec un mouchoir а carreaux rouges.

 

– Je fais lа un mйtier terrible. C’йtait raisonnable autrefois. J’йteignais le matin et j’allumais le soir. J’avais le reste du jour pour me reposer, et le reste de la nuit pour dormir…

 

– Et, depuis cette йpoque, la consigne a changй ?

 

– La consigne n’a pas changй, dit l’allumeur. C’est bien lа le drame ! La planиte d’annйe en annйe a tournй de plus en plus vite, et la consigne n’a pas changй !

 

– Alors ? dit le petit prince.

 

– Alors maintenant qu’elle fait un tour par minute, je n’ai plus une seconde de repos. J’allume et j’йteins une fois par minute !

 

– Зa c’est drфle ! Les jours chez toi durent une minute !

 

– Ce n’est pas drфle du tout, dit l’allumeur. Зa fait dйjа un mois que nous parlons ensemble.

 

– Un mois ?

 

– Oui. Trente minutes. Trente jours ! Bonsoir.

 

Et il ralluma son rйverbиre.

 

Le petit prince le regarda et il aima cet allumeur qui йtait tellement fidиle а la consigne. Il se souvint des couchers de soleil que lui-mкme allait autrefois chercher, en tirant sa chaise. Il voulut aider son ami :

 

– Tu sais… je connais un moyen de te reposer quand tu voudras…

 

– Je veux toujours, dit l’allumeur.

 

Car on peut кtre, а la fois, fidиle et paresseux.

 

Le petit prince poursuivit :

 

– Ta planиte est tellement petite que tu en fais le tour en trois enjambйes. Tu n’as qu’а marcher assez lentement pour rester toujours au soleil. Quand tu voudras te reposer tu marcheras… et le jour durera aussi longtemps que tu voudras.

 

– Зa ne m’avance pas а grand’chose, dit l’allumeur. Ce que j’aime dans la vie, c’est dormir.

 

– Ce n’est pas de chance, dit le petit prince.

 

– Ce n’est pas de chance, dit l’allumeur. Bonjour.

 

Et il йteignit son rйverbиre.

 

« Celui-lа, se dit le petit prince, tandis qu’il poursuivait plus loin son voyage, celui-lа serait mйprisй par tous les autres, par le roi, par le vaniteux, par le buveur, par le businessman. Cependant c’est le seul qui ne me paraisse pas ridicule. C’est peut-кtre parce qu’il s’occupe d’autre chose que de soi-mкme. »

 

Il eut un soupir de regret et se dit encore :

 

« Celui-lа est le seul dont j’eusse pu faire mon ami. Mais sa planиte est vraiment trop petite. Il n’y a pas de place pour deux… »

 

Ce que le petit prince n’osait pas s’avouer, c’est qu’il regrettait cette planиte bйnie а cause, surtout, des mille quatre cent quarante couchers de soleil par vingt-quatre heures !

CHAPITRE XV

La sixiиme planиte йtait une planиte dix fois plus vaste. Elle йtait habitйe par un vieux Monsieur qui йcrivait d’йnormes livres.

 

 

– Tiens ! voilа un explorateur ! s’йcria-t-il, quand il aperзut le petit prince.

 

Le petit prince s’assit sur la table et souffla un peu. Il avait dйjа tant voyagй !

 

– D’oщ viens-tu ? lui dit le vieux Monsieur.

 

– Quel est ce gros livre ? dit le petit prince. Que faites-vous ici ?

 

– Je suis gйographe, dit le vieux Monsieur.

 

– Qu’est-ce qu’un gйographe ?

 

– C’est un savant qui connaоt oщ se trouvent les mers, les fleuves, les villes, les montagnes et les dйserts.

 

– Зa c’est bien intйressant, dit le petit prince. Зa c’est enfin un vйritable mйtier ! Et il jeta un coup d’њil autour de lui sur la planиte du gйographe. Il n’avait jamais vu encore une planиte aussi majestueuse.

 

– Elle est bien belle, votre planиte. Est-ce qu’il y a des ocйans ?

 

– Je ne puis pas le savoir, dit le gйographe.

 

– Ah ! (Le petit prince йtait dйзu.) Et des montagnes ?

 

– Je ne puis pas le savoir, dit le gйographe.

 

– Et des villes et des fleuves et des dйserts ?

 

– Je ne puis pas le savoir non plus, dit le gйographe.

 

– Mais vous кtes gйographe !

 

– C’est exact, dit le gйographe, mais je ne suis pas explorateur. Je manque absolument d’explorateurs. Ce n’est pas le gйographe qui va faire le compte des villes, des fleuves, des montagnes, des mers, des ocйans et des dйserts. Le gйographe est trop important pour flвner. Il ne quitte pas son bureau. Mais il y reзoit les explorateurs. Il les interroge, et il prend en note leurs souvenirs. Et si les souvenirs de l’un d’entre eux lui paraissent intйressants, le gйographe fait faire une enquкte sur la moralitй de l’explorateur.

 

– Pourquoi зa ?

 

– Parce qu’un explorateur qui mentirait entraоnerait des catastrophes dans les livres de gйographie. Et aussi un explorateur qui boirait trop.

 

– Pourquoi зa ? fit le petit prince.

 

– Parce que les ivrognes voient double. Alors le gйographe noterait deux montagnes, lа oщ il n’y en a qu’une seule.

 

– Je connais quelqu’un, dit le petit prince, qui serait mauvais explorateur.

 

– C’est possible. Donc, quand la moralitй de l’explorateur paraоt bonne, on fait une enquкte sur sa dйcouverte.

 

– On va voir ?

 

– Non. C’est trop compliquй. Mais on exige de l’explorateur qu’il fournisse des preuves. S’il s’agit par exemple de la dйcouverte d’une grosse montagne, on exige qu’il en rapporte de grosses pierres.

 

Le gйographe soudain s’йmut.

 

– Mais toi, tu viens de loin ! Tu es explorateur ! Tu vas me dйcrire ta planиte !

 

Et le gйographe, ayant ouvert son registre, tailla son crayon. On note d’abord au crayon les rйcits des explorateurs. On attend, pour noter а l’encre, que l’explorateur ait fourni des preuves.

 

– Alors ? interrogea le gйographe.

 

– Oh ! chez moi, dit le petit prince, ce n’est pas trиs intйressant, c’est tout petit. J’ai trois volcans. Deux volcans en activitй, et un volcan йteint. Mais on ne sait jamais.

 

– On ne sait jamais, dit le gйographe.

 

– J’ai aussi une fleur.

 

– Nous ne notons pas les fleurs, dit le gйographe.

 

– Pourquoi зa ! c’est le plus joli !

 

– Parce que les fleurs sont йphйmиres.

 

– Qu’est ce que signifie : « йphйmиre » ?

 

– Les gйographies, dit le gйographe, sont les livres les plus prйcieux de tous les livres. Elles ne se dйmodent jamais. Il est trиs rare qu’une montagne change de place. Il est trиs rare qu’un ocйan se vide de son eau. Nous йcrivons des choses йternelles.

 

– Mais les volcans йteints peuvent se rйveiller, interrompit le petit prince. Qu’est-ce que signifie « йphйmиre » ?

 

– Que les volcans soient йteints ou soient йveillйs, зa revient au mкme pour nous autres, dit le gйographe. Ce qui compte pour nous, c’est la montagne. Elle ne change pas.

 

– Mais qu’est-ce que signifie « йphйmиre » ? rйpйta le petit prince qui, de sa vie, n’avait renoncй а une question, une fois qu’il l’avait posйe.

 

– Зa signifie « qui est menacй de disparition prochaine ».

 

– Ma fleur est menacйe de disparition prochaine ?

 

– Bien sыr.

 

Ma fleur est йphйmиre, se dit le petit prince, et elle n’a que quatre йpines pour se dйfendre contre le monde ! Et je l’ai laissйe toute seule chez moi !

 

Ce fut lа son premier mouvement de regret. Mais il reprit courage :

 

– Que me conseillez-vous d’aller visiter ? demanda-t-il.

 

– La planиte Terre, lui rйpondit le gйographe. Elle a une bonne rйputation…

 

Et le petit prince s’en fut, songeant а sa fleur.

CHAPITRE XVI

La Terre n’est pas une planиte quelconque ! On y compte cent onze rois (en n’oubliant pas, bien sыr, les rois nиgres), sept mille gйographes, neuf cent mille businessmen, sept millions et demi d’ivrognes, trois cent onze millions de vaniteux, c’est-а-dire environ deux milliards de grandes personnes.

 

Pour vous donner une idйe des dimensions de la Terre je vous dirai qu’avant l’invention de l’йlectricitй on y devait entretenir, sur l’ensemble des six continents, une vйritable armйe de quatre cent soixante-deux mille cinq cent onze allumeurs de rйverbиres.

 

Vu d’un peu loin зa faisait un effet splendide. Les mouvements de cette armйe йtaient rйglйs comme ceux d’un ballet d’opйra. D’abord venait le tour des allumeurs de rйverbиres de Nouvelle-Zйlande et d’Australie. Puis ceux-ci, ayant allumй leurs lampions, s’en allaient dormir. Alors entraient а leur tour dans la danse les allumeurs de rйverbиres de Chine et de Sibйrie. Puis eux aussi s’escamotaient dans les coulisses. Alors venait le tour des allumeurs de rйverbиres de Russie et des Indes. Puis de ceux d’Afrique et d’Europe. Puis de ceux d’Amйrique du Sud. Puis de ceux d’Amйrique du Nord. Et jamais ils ne se trompaient dans leur ordre d’entrйe en scиne. C’йtait grandiose.

 

Seuls, l’allumeur de l’unique rйverbиre du pфle Nord, et son confrиre de l’unique rйverbиre du pфle Sud, menaient des vies d’oisivetй et de nonchalance : ils travaillaient deux fois par an.

CHAPITRE XVII

Quand on veut faire de l’esprit, il arrive que l’on mente un peu. Je n’ai pas йtй trиs honnкte en vous parlant des allumeurs de rйverbиres. Je risque de donner une fausse idйe de notre planиte а ceux qui ne la connaissent pas. Les hommes occupent trиs peu de place sur la terre. Si les deux milliards d’habitants qui peuplent la terre se tenaient debout et un peu serrйs, comme pour un meeting, ils logeraient aisйment sur une place publique de vingt milles de long sur vingt milles de large. On pourrait entasser l’humanitй sur le moindre petit оlot du Pacifique.

 

Les grandes personnes, bien sыr, ne vous croiront pas. Elles s’imaginent tenir beaucoup de place. Elles se voient importantes comme des baobabs. Vous leur conseillerez donc de faire le calcul. Elles adorent les chiffres : зa leur plaira. Mais ne perdez pas votre temps а ce pensum. C’est inutile. Vous avez confiance en moi.

 

Le petit prince, une fois sur terre, fut donc bien surpris de ne voir personne. Il avait dйjа peur de s’кtre trompй de planиte, quand un anneau couleur de lune remua dans le sable.

 

 

– Bonne nuit, fit le petit prince а tout hasard.

 

– Bonne nuit, fit le serpent.

 

– Sur quelle planиte suis-je tombй ? demanda le petit prince.

 

– Sur la Terre, en Afrique, rйpondit le serpent.

 

– Ah !… Il n’y a donc personne sur la Terre ?

 

– Ici c’est le dйsert. Il n’y a personne dans les dйserts. La Terre est grande, dit le serpent.

 

Le petit prince s’assit sur une pierre et leva les yeux vers le ciel :

 

– Je me demande, dit-il, si les йtoiles sont йclairйes afin que chacun puisse un jour retrouver la sienne. Regarde ma planиte. Elle est juste au-dessus de nous… Mais comme elle est loin !

 

– Elle est belle, dit le serpent. Que viens-tu faire ici ?

 

– J’ai des difficultйs avec une fleur, dit le petit prince.

 

– Ah ! fit le serpent.

 

Et ils se turent.

 

– Oщ sont les hommes ? reprit enfin le petit prince. On est un peu seul dans le dйsert…

 

– On est seul aussi chez les hommes, dit le serpent.

 

Le petit prince le regarda longtemps :

 

– Tu es une drфle de bкte, lui dit-il enfin, mince comme un doigt…

 

– Mais je suis plus puissant que le doigt d’un roi, dit le serpent.

 

 

Le petit prince eut un sourire :

 

– Tu n’es pas bien puissant… tu n’as mкme pas de pattes… tu ne peux mкme pas voyager…

 

– Je puis t’emporter plus loin qu’un navire, dit le serpent.

 

Il s’enroula autour de la cheville du petit prince, comme un bracelet d’or :

 

– Celui que je touche, je le rends а la terre dont il est sorti, dit-il encore. Mais tu es pur et tu viens d’une йtoile…

 

Le petit prince ne rйpondit rien.

 

– Tu me fais pitiй, toi si faible, sur cette Terre de granit. Je puis t’aider un jour si tu regrettes trop ta planиte. Je puis…

 

– Oh ! J’ai trиs bien compris, fit le petit prince, mais pourquoi parles-tu toujours par йnigmes ?

 

– Je les rйsous toutes, dit le serpent.

 

Et ils se turent.

CHAPITRE XVIII

Le petit prince traversa le dйsert et ne rencontra qu’une fleur. Une fleur а trois pйtales, une fleur de rien du tout…

 

– Bonjour, dit le petit prince.

 

– Bonjour, dit la fleur.

 

– Oщ sont les hommes ? demanda poliment le petit prince.

 

La fleur, un jour, avait vu passer une caravane :

 

– Les hommes ? Il en existe, je crois, six ou sept. Je les ai aperзus il y a des annйes. Mais on ne sait jamais oщ les trouver. Le vent les promиne. Ils manquent de racines, зa les gкne beaucoup.

 

– Adieu, fit le petit prince.

 

– Adieu, dit la fleur.

 

 

CHAPITRE XIX

Le petit prince fit l’ascension d’une haute montagne. Les seules montagnes qu’il eыt jamais connues йtaient les trois volcans qui lui arrivaient au genou. Et il se servait du volcan йteint comme d’un tabouret. « D’une montagne haute comme celle-ci, se dit-il donc, j’apercevrai d’un coup toute la planиte et tous les hommes… » Mais il n’aperзut rien que des aiguilles de roc bien aiguisйes.

 

 

– Bonjour, dit-il а tout hasard.

 

– Bonjour… Bonjour… Bonjour… rйpondit l’йcho.

 

– Qui кtes-vous ? dit le petit prince.

 

– Qui кtes-vous… qui кtes-vous… qui кtes-vous… rйpondit l’йcho.

 

– Soyez mes amis, je suis seul, dit-il.

 

– Je suis seul… je suis seul… je suis seul… rйpondit l’йcho.

 

« Quelle drфle de planиte ! pensa-t-il alors. Elle est toute sиche, et toute pointue et toute salйe. Et les hommes manquent d’imagination. Ils rйpиtent ce qu’on leur dit… Chez moi j’avais une fleur : elle parlait toujours la premiиre… »

CHAPITRE XX

Mais il arriva que le petit prince, ayant longtemps marchй а travers les sables, les rocs et les neiges, dйcouvrit enfin une route. Et les routes vont toutes chez les hommes.

 

– Bonjour, dit-il.

 

C’йtait un jardin fleuri de roses.

 

– Bonjour, dirent les roses.

 

 

Le petit prince les regarda. Elles ressemblaient toutes а sa fleur.

 

– Qui кtes-vous ? leur demanda-t-il, stupйfait.

 

– Nous sommes des roses, dirent les roses.

 

– Ah ! fit le petit prince…

 

Et il se sentit trиs malheureux. Sa fleur lui avait racontй qu’elle йtait seule de son espиce dans l’univers. Et voici qu’il en йtait cinq mille, toutes semblables, dans un seul jardin !

 

 

« Elle serait bien vexйe, se dit-il, si elle voyait зa… elle tousserait йnormйment et ferait semblant de mourir pour йchapper au ridicule. Et je serais bien obligй de faire semblant de la soigner, car, sinon, pour m’humilier moi aussi, elle se laisserait vraiment mourir… »

 

Puis il se dit encore : « Je me croyais riche d’une fleur unique, et je ne possиde qu’une rose ordinaire. Зa et mes trois volcans qui m’arrivent au genou, et dont l’un, peut-кtre, est йteint pour toujours, зa ne fait pas de moi un bien grand prince… » Et, couchй dans l’herbe, il pleura.

CHAPITRE XXI

C’est alors qu’apparut le renard :

 

 

– Bonjour, dit le renard.

 

– Bonjour, rйpondit poliment le petit prince, qui se retourna mais ne vit rien.

 

– Je suis lа, dit la voix, sous le pommier.

 

– Qui es-tu ? dit le petit prince. Tu es bien joli…

 

– Je suis un renard, dit le renard.

 

– Viens jouer avec moi, lui proposa le petit prince. Je suis tellement triste…

 

– Je ne puis pas jouer avec toi, dit le renard. Je ne suis pas apprivoisй.

 

– Ah ! pardon, fit le petit prince.

 

Mais, aprиs rйflexion, il ajouta :

 

– Qu’est-ce que signifie « apprivoiser » ?

 

– Tu n’es pas d’ici, dit le renard, que cherches-tu ?

 

– Je cherche les hommes, dit le petit prince. Qu’est-ce que signifie « apprivoiser » ?

 

– Les hommes, dit le renard, ils ont des fusils et ils chassent. C’est bien gкnant ! Ils йlиvent aussi des poules. C’est leur seul intйrкt. Tu cherches des poules ?

 

– Non, dit le petit prince. Je cherche des amis. Qu’est-ce que signifie « apprivoiser » ?

 

– C’est une chose trop oubliйe, dit le renard. Зa signifie « crйer des liens… »

 

– Crйer des liens ?

 

– Bien sыr, dit le renard. Tu n’es encore pour moi qu’un petit garзon tout semblable а cent mille petits garзons. Et je n’ai pas besoin de toi. Et tu n’as pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu’un renard semblable а cent mille renards. Mais, si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde…

 

– Je commence а comprendre, dit le petit prince. Il y a une fleur… je crois qu’elle m’a apprivoisй…

 

– C’est possible, dit le renard. On voit sur la Terre toutes sortes de choses…

 

– Oh ! ce n’est pas sur la Terre, dit le petit prince.

 

Le renard parut trиs intriguй :

 

– Sur une autre planиte ?

 

– Oui.

 

 

– Il y a des chasseurs, sur cette planиte-lа ?

 

– Non.

 

– Зa, c’est intйressant ! Et des poules ?

 

– Non.

 

– Rien n’est parfait, soupira le renard.

 

Mais le renard revint а son idйe :

 

– Ma vie est monotone. Je chasse les poules, les hommes me chassent. Toutes les poules se ressemblent, et tous les hommes se ressemblent. Je m’ennuie donc un peu. Mais, si tu m’apprivoises, ma vie sera comme ensoleillйe. Je connaоtrai un bruit de pas qui sera diffйrent de tous les autres. Les autres pas me font rentrer sous terre. Le tien m’appellera hors du terrier, comme une musique. Et puis regarde ! Tu vois, lа-bas, les champs de blй ? Je ne mange pas de pain. Le blй pour moi est inutile. Les champs de blй ne me rappellent rien. Et зa, c’est triste ! Mais tu as des cheveux couleur d’or. Alors ce sera merveilleux quand tu m’auras apprivoisй ! Le blй, qui est dorй, me fera souvenir de toi. Et j’aimerai le bruit du vent dans le blй…

 

Le renard se tut et regarda longtemps le petit prince :

 

– S’il te plaоt… apprivoise-moi ! dit-il.

 

– Je veux bien, rйpondit le petit prince, mais je n’ai pas beaucoup de temps. J’ai des amis а dйcouvrir et beaucoup de choses а connaоtre.

 

– On ne connaоt que les choses que l’on apprivoise, dit le renard. Les hommes n’ont plus le temps de rien connaоtre. Ils achиtent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n’existe point de marchands d’amis, les hommes n’ont plus d’amis. Si tu veux un ami, apprivoise-moi !

 

– Que faut-il faire ? dit le petit prince.

 

– Il faut кtre trиs patient, rйpondit le renard. Tu t’assoiras d’abord un peu loin de moi, comme зa, dans l’herbe. Je te regarderai du coin de l’њil et tu ne diras rien. Le langage est source de malentendus. Mais, chaque jour, tu pourras t’asseoir un peu plus prиs…

 

Le lendemain revint le petit prince.

 

– Il eыt mieux valu revenir а la mкme heure, dit le renard. Si tu viens, par exemple, а quatre heures de l’aprиs-midi, dиs trois heures je commencerai d’кtre heureux. Plus l’heure avancera, plus je me sentirai heureux. А quatre heures, dйjа, je m’agiterai et m’inquiйterai ; je dйcouvrirai le prix du bonheur ! Mais si tu viens n’importe quand, je ne saurai jamais а quelle heure m’habiller le cњur… Il faut des rites.

 

– Qu’est-ce qu’un rite ? dit le petit prince.

 

 

– C’est aussi quelque chose de trop oubliй, dit le renard. C’est ce qui fait qu’un jour est diffйrent des autres jours, une heure, des autres heures. Il y a un rite, par exemple, chez mes chasseurs. Ils dansent le jeudi avec les filles du village. Alors le jeudi est jour merveilleux ! Je vais me promener jusqu’а la vigne. Si les chasseurs dansaient n’importe quand, les jours se ressemble­raient tous, et je n’aurais point de vacances.

 

Ainsi le petit prince apprivoisa le renard. Et quand l’heure du dйpart fut proche :

 

– Ah ! dit le renard… Je pleurerai.

 

– C’est ta faute, dit le petit prince, je ne te souhaitais point de mal, mais tu as voulu que je t’apprivoise…

 

– Bien sыr, dit le renard.

 

– Mais tu vas pleurer ! dit le petit prince.

 

– Bien sыr, dit le renard.

 

– Alors tu n’y gagnes rien !

 

– J’y gagne, dit le renard, а cause de la couleur du blй.

 

Puis il ajouta :

 

– Va revoir les roses. Tu comprendras que la tienne est unique au monde. Tu reviendras me dire adieu, et je te ferai cadeau d’un secret.

 

Le petit prince s’en fut revoir les roses :

 

– Vous n’кtes pas du tout semblables а ma rose, vous n’кtes rien encore, leur dit-il. Personne ne vous a apprivoisйes et vous n’avez apprivoisй personne. Vous кtes comme йtait mon renard. Ce n’йtait qu’un renard semblable а cent mille autres. Mais j’en ai fait mon ami, et il est maintenant unique au monde.

 

Et les roses йtaient bien gкnйes.

 

– Vous кtes belles, mais vous кtes vides, leur dit-il encore. On ne peut pas mourir pour vous. Bien sыr, ma rose а moi, un passant ordinaire croirait qu’elle vous ressemble. Mais а elle seule elle est plus importante que vous toutes, puisque c’est elle que j’ai arrosйe. Puisque c’est elle que j’ai mise sous globe. Puisque c’est elle que j’ai abritйe par le paravent. Puisque c’est elle dont j’ai tuй les chenilles (sauf les deux ou trois pour les papillons). Puisque c’est elle que j’ai йcoutйe se plaindre, ou se vanter, ou mкme quelquefois se taire. Puisque c’est ma rose.

 

Et il revint vers le renard :

 

– Adieu, dit-il…

 

– Adieu, dit le renard. Voici mon secret. Il est trиs simple : on ne voit bien qu’avec le cњur. L’essentiel est invisible pour les yeux.

 

– L’essentiel est invisible pour les yeux, rйpйta le petit prince, afin de se souvenir.

 

– C’est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante.

 

– C’est le temps que j’ai perdu pour ma rose… fit le petit prince, afin de se souvenir.

 

– Les hommes ont oubliй cette vйritй, dit le renard. Mais tu ne dois pas l’oublier. Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoisй. Tu es responsable de ta rose…

 

– Je suis responsable de ma rose… rйpйta le petit prince, afin de se souvenir.

CHAPITRE XXII

– Bonjour, dit le petit prince.

 

– Bonjour, dit l’aiguilleur.

 

– Que fais-tu ici ? dit le petit prince.

 

– Je trie les voyageurs, par paquets de mille, dit l’aiguilleur. J’expйdie les trains qui les emportent, tantфt vers la droite, tantфt vers la gauche.

 

Et un rapide illuminй, grondant comme le tonnerre, fit trembler la cabine d’aiguillage.

 

– Ils sont bien pressйs, dit le petit prince. Que cherchent-ils ?

 

– L’homme de la locomotive l’ignore lui-mкme, dit l’aiguilleur.

 

Et gronda, en sens inverse, un second rapide illuminй.

 

– Ils reviennent dйjа ? demanda le petit prince…

 

– Ce ne sont pas les mкmes, dit l’aiguilleur. C’est un йchange.

 

– Ils n’йtaient pas contents, lа oщ ils йtaient ?

 

– On n’est jamais content lа oщ l’on est, dit l’aiguilleur.

 

Et gronda le tonnerre d’un troisiиme rapide illuminй.

 

– Ils poursuivent les premiers voyageurs ? demanda le petit prince.

 

– Ils ne poursuivent rien du tout, dit l’aiguilleur. Ils dorment lа-dedans, ou bien ils bвillent. Les enfants seuls йcrasent leur nez contre les vitres.

 

– Les enfants seuls savent ce qu’ils cherchent, fit le petit prince. Ils perdent du temps pour une poupйe de chiffons, et elle devient trиs importante, et si on la leur enlиve, ils pleurent…

 

– Ils ont de la chance, dit l’aiguilleur.

CHAPITRE XXIII

– Bonjour, dit le petit prince.

 

– Bonjour, dit le marchand.

 

C’йtait un marchand de pilules perfectionnйes qui apaisent la soif. On en avale une par semaine et l’on n’йprouve plus le besoin de boire.

 

– Pourquoi vends-tu зa ? dit le petit prince.

 

– C’est une grosse йconomie de temps, dit le marchand. Les experts ont fait des calculs. On йpargne cinquante-trois minutes par semaine.

 

– Et que fait-on des cinquante-trois minutes ?

 

– On en fait ce que l’on veut…

 

« Moi, se dit le petit prince, si j’avais cinquante-trois minutes а dйpenser, je marcherais tout doucement vers une fontaine… »

 

CHAPITRE XXIV

Nous en йtions au huitiиme jour de ma panne dans le dйsert, et j’avais йcoutй l’histoire du marchand en buvant la derniиre goutte de ma provision d’eau :

 

– Ah ! dis-je au petit prince, ils sont bien jolis, tes souvenirs, mais je n’ai pas encore rйparй mon avion, je n’ai plus rien а boire, et je serais heureux, moi aussi, si je pouvais marcher tout doucement vers une fontaine !

 

– Mon ami le renard, me dit-il…

 

– Mon petit bonhomme, il ne s’agit plus du renard !

 

– Pourquoi ?

 

– Parce qu’on va mourir de soif…

 

Il ne comprit pas mon raisonnement, il me rйpondit :

 

– C’est bien d’avoir eu un ami, mкme si l’on va mourir. Moi, je suis bien content d’avoir eu un ami renard…

 

Il ne mesure pas le danger, me dis-je. Il n’a jamais ni faim ni soif. Un peu de soleil lui suffit…

 

Mais il me regarda et rйpondit а ma pensйe :

 

– J’ai soif aussi… cherchons un puits…

 

J’eus un geste de lassitude : il est absurde de chercher un puits, au hasard, dans l’immensitй du dйsert. Cependant nous nous mоmes en marche.

 

Quand nous eыmes marchй des heures, en silence, la nuit tomba, et les йtoiles commencиrent de s’йclairer. Je les apercevais comme en rкve, ayant un peu de fiиvre, а cause de ma soif. Les mots du petit prince dansaient dans ma mйmoire :

 

– Tu as donc soif, toi aussi ? lui demandai-je.

 

Mais il ne rйpondit pas а ma question. Il me dit simplement :

 

– L’eau peut aussi кtre bonne pour le cњur…

 

Je ne compris pas sa rйponse mais je me tus… Je savais bien qu’il ne fallait pas l’interroger.

 

Il йtait fatiguй. Il s’assit. Je m’assis auprиs de lui. Et, aprиs un silence, il dit encore :

 

– Les йtoiles sont belles, а cause d’une fleur que l’on ne voit pas…

 

Je rйpondis « bien sыr » et je regardai, sans parler, les plis du sable sous la lune.

 

– Le dйsert est beau, ajouta-t-il…

 

Et c’йtait vrai. J’ai toujours aimй le dйsert. On s’assoit sur une dune de sable. On ne voit rien. On n’entend rien. Et cependant quelque chose rayonne en silence…

 

– Ce qui embellit le dйsert, dit le petit prince, c’est qu’il cache un puits quelque part…

 

Je fus surpris de comprendre soudain ce mystйrieux rayonnement du sable. Lorsque j’йtais petit garзon j’habitais une maison ancienne, et la lйgende racontait qu’un trйsor y йtait enfoui. Bien sыr, jamais personne n’a su le dйcouvrir, ni peut-кtre mкme ne l’a cherchй. Mais il enchantait toute cette maison. Ma maison cachait un secret au fond de son cњur…

 

– Oui, dis-je au petit prince, qu’il s’agisse de la maison, des йtoiles ou du dйsert, ce qui fait leur beautй est invisible !

 

– Je suis content, dit-il, que tu sois d’accord avec mon renard.

 

Comme le petit prince s’endormait, je le pris dans mes bras, et me remis en route. J’йtais йmu. Il me semblait porter un trйsor fragile. Il me semblait mкme qu’il n’y eыt rien de plus fragile sur la Terre. Je regardais, а la lumiиre de la lune, ce front pвle, ces yeux clos, ces mиches de cheveux qui tremblaient au vent, et je me disais : ce que je vois lа n’est qu’une йcorce. Le plus important est invisible…

 

Comme ses lиvres entr’ouvertes йbauchaient un demi-sourire je me dis encore : « Ce qui m’йmeut si fort de ce petit prince endormi, c’est sa fidйlitй pour une fleur, c’est l’image d’une rose qui rayonne en lui comme la flamme d’une lampe, mкme quand il dort… » Et je le devinai plus fragile encore. Il faut bien protйger les lampes : un coup de vent peut les йteindre…

 

Et, marchant ainsi, je dйcouvris le puits au lever du jour.

CHAPITRE XXV

– Les hommes, dit le petit prince, ils s’enfournent dans les rapides, mais ils ne savent plus ce qu’ils cherchent. Alors ils s’agitent et tournent en rond…

 

Et il ajouta :

 

– Ce n’est pas la peine…

 

Le puits que nous avions atteint ne ressemblait pas aux puits sahariens. Les puits sahariens sont de simples trous creusйs dans le sable. Celui-lа ressemblait а un puits de village. Mais il n’y avait lа aucun village, et je croyais rкver.

 

– C’est йtrange, dis-je au petit prince, tout est prкt : la poulie, le seau et la corde…

 

Il rit, toucha la corde, fit jouer la poulie. Et la poulie gйmit comme gйmit une vieille girouette quand le vent a longtemps dormi.

 

– Tu entends, dit le petit prince, nous rйveillons ce puits et il chante…

 

Je ne voulais pas qu’il fоt un effort :

 

– Laisse-moi faire, lui dis-je, c’est trop lourd pour toi.

 

Lentement je hissai le seau jusqu’а la margelle. Je l’y installai bien d’aplomb. Dans mes oreilles durait le chant de la poulie et, dans l’eau qui tremblait encore, je voyais trembler le soleil.

 

 

– J’ai soif de cette eau-lа, dit le petit prince, donne-moi а boire…

 

Et je compris ce qu’il avait cherchй !

 

Je soulevai le seau jusqu’а ses lиvres. Il but, les yeux fermйs. C’йtait doux comme une fкte. Cette eau йtait bien autre chose qu’un aliment. Elle йtait nйe de la marche sous les йtoiles, du chant de la poulie, de l’effort de mes bras. Elle йtait bonne pour le cњur, comme un cadeau. Lorsque j’йtais petit garзon, la lumiиre de l’arbre de Noлl, la musique de la messe de minuit, la douceur des sourires faisaient ainsi tout le rayonnement du cadeau de Noлl que je recevais.

 

– Les hommes de chez toi, dit le petit prince, cultivent cinq mille roses dans un mкme jardin… et ils n’y trouvent pas ce qu’ils cherchent.

 

– Ils ne le trouvent pas, rйpondis-je…

 

– Et cependant ce qu’ils cherchent pourrait кtre trouvй dans une seule rose ou un peu d’eau…

 

– Bien sыr, rйpondis-je.

 

Et le petit prince ajouta :

 

– Mais les yeux sont aveugles. Il faut chercher avec le cњur.

 

J’avais bu. Je respirais bien. Le sable, au lever du jour, est couleur de miel. J’йtais heureux aussi de cette couleur de miel. Pourquoi fallait-il que j’eusse de la peine…

 

– Il faut que tu tiennes ta promesse, me dit doucement le petit prince, qui, de nouveau, s’йtait assis auprиs de moi.

 

– Quelle promesse ?

 

– Tu sais… une museliиre pour mon mouton… je suis responsable de cette fleur !

 

Je sortis de ma poche mes йbauches de dessin. Le petit prince les aperзut et dit en riant :

 

– Tes baobabs, ils ressemblent un peu а des choux…

 

– Oh !

 

Moi qui йtait si fier des baobabs !

 

– Ton renard… ses oreilles… elles ressemblent un peu а des cornes… et elles sont trop longues !

 

Et il rit encore.

 

– Tu es injuste, petit bonhomme, je ne savais rien dessiner que les boas fermйs et les boas ouverts.

 

– Oh ! зa ira, dit-il, les enfants savent.

 

Je crayonnai donc une museliиre. Et j’eus le cњur serrй en la lui donnant :

 

– Tu as des projets que j’ignore…

 

Mais il ne me rйpondit pas. Il me dit :

 

– Tu sais, ma chute sur la Terre… c’en sera demain l’anniversaire…

 

Puis, aprиs un silence il dit encore :

 

– J’йtais tombй tout prиs d’ici…

 

Et il rougit.

 

Et de nouveau, sans comprendre pourquoi, j’йprouvai un chagrin bizarre. Cependant une question me vint :

 

– Alors ce n’est pas par hasard que, le matin oщ je t’ai connu, il y a huit jours, tu te promenais comme зa, tout seul, а mille milles de toutes les rйgions habitйes ! Tu retournais vers le point de ta chute ?

 

Le petit prince rougit encore.

 

Et j’ajoutai, en hйsitant :

 

– А cause, peut-кtre, de l’anniversaire ?…

 

Le petit prince rougit de nouveau. Il ne rйpondait jamais aux questions, mais, quand on rougit, зa signifie « oui », n’est-ce pas ?

 

– Ah ! lui dis-je, j’ai peur…

 

Mais il me rйpondit :

 

– Tu dois maintenant travailler. Tu dois repartir vers ta machine. Je t’attends ici. Reviens demain soir…

 

Mais je n’йtais pas rassurй. Je me souvenais du renard. On risque de pleurer un peu si l’on s’est laissй apprivoiser…

CHAPITRE XXVI

Il y avait, а cфtй du puits, une ruine de vieux mur de pierre. Lorsque je revins de mon travail, le lendemain soir, j’aperзus de loin mon petit prince assis lа-haut, les jambes pendantes. Et je l’entendis qui parlait :

 

– Tu ne t’en souviens donc pas ? disait-il. Ce n’est pas tout а fait ici !

 

Une autre voix lui rйpondit sans doute, puisqu’il rйpliqua :

 

– Si ! Si ! c’est bien le jour, mais ce n’est pas ici l’endroit…

 

Je poursuivis ma marche vers le mur. Je ne voyais ni n’entendais toujours personne. Pourtant le petit prince rйpliqua de nouveau :

 

– … Bien sыr. Tu verras oщ commence ma trace dans le sable. Tu n’as qu’а m’y attendre. J’y serai cette nuit.

 

J’йtais а vingt mиtres du mur et je ne voyais toujours rien.

 

Le petit prince dit encore, aprиs un silence :

 

– Tu as du bon venin ? Tu es sыr de ne pas me faire souffrir longtemps ?

 

Je fis halte, le cњur serrй, mais je ne comprenais toujours pas.

 

– Maintenant va-t’en, dit-il… je veux redescendre !

 

Alors j’abaissai moi-mкme les yeux vers le pied du mur, et je fis un bond ! Il йtait lа, dressй vers le petit prince, un de ces serpents jaunes qui vous exйcutent en trente secondes. Tout en fouillant ma poche pour en tirer mon revolver, je pris le pas de course, mais, au bruit que je fis, le serpent se laissa doucement couler dans le sable, comme un jet d’eau qui meurt, et, sans trop se presser, se faufila entre les pierres avec un lйger bruit de mйtal.

 

 

Je parvins au mur juste а temps pour y recevoir dans les bras mon petit bonhomme de prince, pвle comme la neige.

 

– Quelle est cette histoire-lа ! Tu parles maintenant avec les serpents !

 

J’avais dйfait son йternel cache-nez d’or. Je lui avais mouillй les tempes et l’avais fait boire. Et maintenant je n’osais plus rien lui demander. Il me regarda gravement et m’entoura le cou de ses bras. Je sentais battre son cњur comme celui d’un oiseau qui meurt, quand on l’a tirй а la carabine. Il me dit :

 

– Je suis content que tu aies trouvй ce qui manquait а ta machine. Tu vas pouvoir rentrer chez toi…

 

– Comment sais-tu !

 

Je venais justement lui annoncer que, contre toute espйrance, j’avais rйussi mon travail !

 

Il ne rйpondit rien а ma question, mais il ajouta :

 

– Moi aussi, aujourd’hui, je rentre chez moi…

 

Puis, mйlancolique :

 

– C’est bien plus loin… c’est bien plus difficile…

 

Je sentais bien qu’il se passait quelque chose d’extraordinai­re. Je le serrais dans les bras comme un petit enfant, et cependant il me semblait qu’il coulait verticalement dans un abоme sans que je pusse rien pour le retenir…

 

Il avait le regard sйrieux, perdu trиs loin :

 

– J’ai ton mouton. Et j’ai la caisse pour le mouton. Et j’ai la museliиre…

 

Et il sourit avec mйlancolie.

 

J’attendis longtemps. Je sentais qu’il se rйchauffait peu а peu :

 

– Petit bonhomme, tu as eu peur…

 

Il avait eu peur, bien sыr ! Mais il rit doucement :

 

– J’aurai bien plus peur ce soir…

 

De nouveau je me sentis glacй par le sentiment de l’irrйparable. Et je compris que je ne supportais pas l’idйe de ne plus jamais entendre ce rire. C’йtait pour moi comme une fontaine dans le dйsert.

 

– Petit bonhomme, je veux encore t’entendre rire…

 

Mais il me dit :

 

– Cette nuit, зa fera un an. Mon йtoile se trouvera juste au-dessus de l’endroit oщ je suis tombй l’annйe derniиre…

 

– Petit bonhomme, n’est-ce pas que c’est un mauvais rкve cette histoire de serpent et de rendez-vous et d’йtoile…

 

Mais il ne rйpondit pas а ma question. Il me dit :

 

– Ce qui est important, зa ne se voit pas…

 

– Bien sыr…

 

– C’est comme pour la fleur. Si tu aimes une fleur qui se trouve dans une йtoile, c’est doux, la nuit, de regarder le ciel. Toutes les йtoiles sont fleuries.

 

– Bien sыr…

 

– C’est comme pour l’eau. Celle que tu m’as donnйe а boire йtait comme une musique, а cause de la poulie et de la corde… tu te rappelles… elle йtait bonne.

 

– Bien sыr…

 

– Tu regarderas, la nuit, les йtoiles. C’est trop petit chez moi pour que je te montre oщ se trouve la mienne. C’est mieux comme зa. Mon йtoile, зa sera pour toi une des йtoiles. Alors, toutes les йtoiles, tu aimeras les regarder… Elles seront toutes tes amies. Et puis je vais te faire un cadeau…

 

Il rit encore.

 

– Ah ! petit bonhomme, petit bonhomme j’aime entendre ce rire !

 

– Justement ce sera mon cadeau… ce sera comme pour l’eau…

 

– Que veux-tu dire ?

 

– Les gens ont des йtoiles qui ne sont pas les mкmes. Pour les uns, qui voyagent, les йtoiles sont des guides. Pour d’autres elles ne sont rien que de petites lumiиres. Pour d’autres qui sont savants elles sont des problиmes. Pour mon businessman elles йtaient de l’or. Mais toutes ces йtoiles-lа se taisent. Toi, tu auras des йtoiles comme personne n’en a…

 

– Que veux-tu dire ?

 

– Quand tu regarderas le ciel, la nuit, puisque j’habiterai dans l’une d’elles, puisque je rirai dans l’une d’elles, alors ce sera pour toi comme si riaient toutes les йtoiles. Tu auras, toi, des йtoiles qui savent rire !

 

Et il rit encore.

 

– Et quand tu seras consolй (on se console toujours) tu seras content de m’avoir connu. Tu seras toujours mon ami. Tu auras envie de rire avec moi. Et tu ouvriras parfois ta fenкtre, comme зa, pour le plaisir… Et tes amis seront bien йtonnйs de te voir rire en regardant le ciel. Alors tu leur diras : « Oui, les йtoiles, зa me fait toujours rire ! » Et ils te croiront fou. Je t’aurai jouй un bien vilain tour…

 

Et il rit encore.

 

– Ce sera comme si je t’avais donnй, au lieu d’йtoiles, des tas de petits grelots qui savent rire…

 

Et il rit encore. Puis il redevint sйrieux :

 

– Cette nuit… tu sais… ne viens pas.

 

– Je ne te quitterai pas.

 

– J’aurai l’air d’avoir mal… j’aurai un peu l’air de mourir. C’est comme зa. Ne viens pas voir зa, ce n’est pas la peine…

 

– Je ne te quitterai pas.

 

Mais il йtait soucieux.

 

– Je te dis зa… c’est а cause aussi du serpent. Il ne faut pas qu’il te morde… Les serpents, c’est mйchant. Зa peut mordre pour le plaisir…

 

– Je ne te quitterai pas.

 

Mais quelque chose le rassura :

 

– C’est vrai qu’ils n’ont plus de venin pour la seconde morsure…

 

Cette nuit-lа je ne le vis pas se mettre en route. Il s’йtait йvadй sans bruit. Quand je rйussis а le rejoindre il marchait dйcidй, d’un pas rapide. Il me dit seulement :

 

– Ah ! tu es lа…

 

Et il me prit par la main. Mais il se tourmenta encore :

 

– Tu as eu tort. Tu auras de la peine. J’aurai l’air d’кtre mort et ce ne sera pas vrai…

 

Moi je me taisais.

 

 

– Tu comprends. C’est trop loin. Je ne peux pas emporter ce corps-lа. C’est trop lourd.

 

Moi je me taisais.

 

– Mais ce sera comme une vieille йcorce abandonnйe. Ce n’est pas triste les vieilles йcorces…

 

Moi je me taisais.

 

Il se dйcouragea un peu. Mais il fit encore un effort :

 

– Ce sera gentil, tu sais. Moi aussi je regarderai les йtoiles. Toutes les йtoiles seront des puits avec une poulie rouillйe. Toutes les йtoiles me verseront а boire…

 

Moi je me taisais.

 

– Ce sera tellement amusant ! Tu auras cinq cents millions de grelots, j’aurai cinq cents millions de fontaines…

 

Et il se tut aussi, parce qu’il pleurait…

 

– C’est lа. Laisse-moi faire un pas tout seul.

 

Et il s’assit parce qu’il avait peur.

 

 

Il dit encore :

 

– Tu sais… ma fleur… j’en suis responsable ! Et elle est tellement faible ! Et elle est tellement naпve. Elle a quatre йpines de rien du tout pour la protйger contre le monde…

 

Moi je m’assis parce que je ne pouvais plus me tenir debout. Il dit :

 

– Voilа… C’est tout…

 

Il hйsita encore un peu, puis il se releva. Il fit un pas. Moi je ne pouvais pas bouger.

 

Il n’y eut rien qu’un йclair jaune prиs de sa cheville. Il demeura un instant immobile. Il ne cria pas. Il tomba doucement comme tombe un arbre. Зa ne fit mкme pas de bruit, а cause du sable.

 

CHAPITRE XXVII

Et maintenant, bien sыr, зa fait six ans dйjа… Je n’ai jamais encore racontй cette histoire. Les camarades qui m’ont revu ont йtй bien contents de me revoir vivant. J’йtais triste mais je leur disais : « C’est la fatigue… »

 

Maintenant je me suis un peu consolй. C’est а dire… pas tout а fait. Mais je sais bien qu’il est revenu а sa planиte, car, au lever du jour, je n’ai pas retrouvй son corps. Ce n’йtait pas un corps tellement lourd… Et j’aime la nuit йcouter les йtoiles. C’est comme cinq cent millions de grelots…

 

Mais voilа qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire. La museliиre que j’ai dessinйe pour le petit prince, j’ai oubliй d’y ajouter la courroie de cuir ! Il n’aura jamais pu l’attacher au mouton. Alors je me demande : « Que s’est-il passй sur sa planиte ? Peut-кtre bien que le mouton a mangй la fleur… »

 

Tantфt je me dis : « Sыrement non ! Le petit prince enferme sa fleur toutes les nuits sous son globe de verre, et il surveille bien son mouton… » Alors je suis heureux. Et toutes les йtoiles rient doucement.

 

Tantфt je me dis : « On est distrait une fois ou l’autre, et зa suffit ! Il a oubliй, un soir, le globe de verre, ou bien le mouton est sorti sans bruit pendant la nuit… » Alors les grelots se changent tous en larmes !…

 

C’est lа un bien grand mystиre. Pour vous qui aimez aussi le petit prince, comme pour moi, rien de l’univers n’est semblable si quelque part, on ne sait oщ, un mouton que nous ne connaissons pas a, oui ou non, mangй une rose…

 

Regardez le ciel. Demandez-vous : le mouton oui ou non a-t-il mangй la fleur ? Et vous verrez comme tout change…

 

Et aucune grande personne ne comprendra jamais que зa a tellement d’importance !

 

Зa c’est, pour moi, le plus beau et le plus triste paysage du monde. C’est le mкme paysage que celui de la page prйcйdente, mais je l’ai dessinй une fois encore pour bien vous le montrer. C’est ici que le petit prince a apparu sur terre, puis disparu.

 

Regardez attentivement ce paysage afin d’кtre sыrs de le reconnaоtre, si vous voyagez un jour en Afrique, dans le dйsert. Et, s’il vous arrive de passer par lа, je vous en supplie, ne vous pressez pas, attendez un peu juste sous l’йtoile ! Si alors un enfant vient а vous, s’il rit, s’il a des cheveux d’or, s’il ne rйpond pas quand on l’interroge, vous devinerez bien qui il est. Alors soyez gentils ! Ne me laissez pas tellement triste : йcrivez-moi vite qu’il est revenu…

 

 

 

 

 

 

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Mai 2004

 

– Source :

http://www.microtop.com.ar/lepetitprince/chapitre01.html

 

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